Cet article est le premier d’une série de deux portant sur l’âgisme, en explorant tout d’abord le concept de façon générale, puis en se penchant plus particulièrement sur les défis que peuvent rencontrer les personnes plus âgées et plus expérimentées dans leur vie sociale et professionnelle. Cet article propose une initiation à la compréhension des différentes dimensions et facettes rattachées au concept d’âgisme.
L’âgisme : qu’est-ce que c’est ?
Selon l’Organisation mondiale de la santé (2020), l’âgisme regroupe les stéréotypes (façon d’envisager l’âge), les préjugés (ce qu’inspire l’âge) et la discrimination (façon de se comporter), dont on est soi-même victime ou dont autrui est victime en raison de l’âge. Il s’agit à la fois d’un concept théorique, d’un phénomène sociétal et d’une expérience individuelle pouvant toucher des personnes de tous les âges (Forum fédéral, provincial et territorial des ministres responsables des aînés [Forum des ministres FPT], 2022).
Comme le soulignent Plan et ses collègues (2022), l’âgisme se manifeste autant auprès de jeunes pouvant être critiqués et ridiculisés au regard de leurs attitudes et de leurs comportements au travail (p. ex., immaturité, dépendance technologique, manque d’engagement professionnel, besoin de supervision constante, idéalisme excessif), qu’auprès de personnes travailleuses expérimentées (PTÉ). Nous examinerons de plus près les manifestations d’âgisme auprès des personnes travailleuses expérimentées, car cet article se concentre sur leur expérience. Nous explorerons aussi les différentes formes d’âgisme qu’elles rencontrent dans le but de mieux comprendre leur vécu à cet égard.
D’après le Forum des ministres fédéraux, provinciaux et territoriaux (2022), l’âgisme englobe les attitudes et les croyances envers les personnes âgées ainsi que les actions qui en découlent, qu’elles proviennent d’individus et de groupes ou encore de structures et de mesures organisationnelles, étatiques ou sociales. En ce qui concerne les individus et les groupes, l’âgisme peut autant se manifester au travers de blagues sur l’âge d’une personne et de moqueries à l’endroit des personnes plus âgées en général, que par des attitudes et des comportements témoignant de la supériorité, du mépris, du rejet, de l’indifférence, voire des insultes (Forum des ministres FPT, 2022). Sur le plan organisationnel, étatique et social, l’âgisme peut se traduire par des mesures et des actions fondées sur la présomption d’incapacité des individus à prendre des décisions éclairées par eux-mêmes, par l’offre de services et de soins qui sont évalués différemment ou qui sont moins accessibles aux groupes plus âgés, sinon par des politiques et des mesures organisationnelles et publiques qui ne prennent pas compte leurs besoins et leur réalité (Forum des ministres FPT, 2022).
Au Canada, un sondage réalisé auprès de 3 000 personnes de 55 ans et plus a révélé que 48% d’entre elles disent avoir été victime d’âgisme (Forum fédéral, provincial et territorial des ministres responsables des aînés, 2023). Les présomptions au cœur de l’âgisme reposent avant tout sur des caractéristiques biologiques liées au processus de vieillissement, ce qui implique et alimente les stéréotypes et les discriminations (Rennes, 2020). Cela représente donc souvent une perspective rigide et limitée, ignorant certaines preuves empiriques montrant que le vieillissement est un processus complexe, présentant des différences interindividuelles, influencé par des facteurs tels que la génétique, l’alimentation, les expériences personnelles, les situations médicales ainsi que les conditions d’hygiène de vie (Rennes, 2020).
Défis et perceptions
Autant voit-on dans les PTÉ les ressources professionnelles nécessaires pour assurer la survie économique des organisations, autant les préjugés à leurs endroits persistent. Alcover et coll. (2021) rapportent, à cet effet, certains stéréotypes répandus comme la perception d’une obsolescence des compétences, une moindre propension à s’investir dans la mission et les activités de l’organisation, une résistance plus marquée au changement, un risque accru d’absence du travail pour des raisons de santé et de maladie professionnelle, puis globalement un coût plus élevé pour les organisations. La persistance de tels stéréotypes peut avoir des incidences sur les décisions et les mesures liées aux politiques et aux pratiques en gestion des ressources humaines, notamment en ce qui concerne la limitation des opportunités de carrière, ainsi que la réduction des formes de soutiens organisationnels et de l’accès à la formation (Alcover et coll., 2021).
Les formes d’âgisme
Afin de nuancer ses formes et orienter les pratiques d’intervention, l’âgisme peut être examiné sous les angles comportemental et institutionnalisé (Caradec, 2023).
L’âgisme comportemental
L’âgisme comportemental se caractérise par l’adoption de comportements discriminatoires basés sur l’âge dans la vie de tous les jours, au travers de réflexions, d’interactions et de décisions, souvent de façon automatique, irréfléchie et impulsive (Caradec, 2023). Quatre types d’âgisme comportemental ont été identifiés par Caradec (2023), soit l’âgisme décomplexé, 2) l’âgisme intéressé, 3) l’âgisme indifférent et 4) l’âgisme bienveillant.
L’âgisme comportemental décomplexé se caractérise par des attitudes gratuites et non fondées. Il s’associe à des comportements peu réfléchis et conscientisés consistant à se moquer, voire à tourner en dérision des personnes en raison de leur âge, sinon en leur refusant ou en restreignant sans raison l’accès à des biens ou à des services. Ce type d’âgisme est nourri par des représentations négatives, homogénéisantes et dépréciatives à l’encontre des personnes plus âgées.
L’âgisme comportemental intéressé repose sur une analyse incomplète ou limitée des informations disponibles. À partir d’une déduction fondée sur des faits partiels, des décisions et des actions sont agis au nom des ressources et des limites des personnes âgées. Par exemple, on peut penser à des pratiques de recrutement reposant sur une conception de capacités (cognitive, physique) insuffisantes chez les personnes plus âgées ou encore décider de ne pas recruter de candidats plus âgés pour des postes qui exigent des compétences techniques ou technologiques avancées, même si ces candidats possèdent l’expérience et les qualifications nécessaires. Un autre exemple serait de concentrer ses efforts de formation sur les employé-e-s plus jeunes, en tenant pour acquis que les personnes plus âgées sont moins enclines à s’adapter aux changements.
L’âgisme comportemental d’indifférence se manifeste par le fait d’ignorer le point de vue de personnes plus âgées ou de les présumer incompétentes simplement en raison de leur âge, entraînant leur marginalisation. Cela se produit lorsque d’autres personnes discutent de sujets en sa présence, alors qu’elle détient pourtant les connaissances et les compétences suffisantes pour contribuer à la discussion et prendre part aux décisions.
L’âgisme comportemental bienveillant se manifeste par des attitudes et des comportements a priori bien intentionnés, voire aidants pour les personnes plus âgées, mais qui, dans les faits, peuvent être paternalistes et infantilisants. Un exemple serait l’instauration des mesures de protection particulières pour les personnes âgées lors de la pandémie de COVID-19 où des droits fondamentaux leurs étaient retirés par rapport aux groupes de populations plus jeunes. Cette forme d’âgisme peut également s’appliquer aux différents contextes où l’on pourrait adopter une attitude de surprotection, fournir une assistance excessive, utiliser un langage infantilisant, contrôler les détails de la vie quotidienne, mais aussi ignorer les opinions, les conseils ou les expériences de ces personnes afin de « faire et choisir à leur place ».
L’âgisme institutionnalisé
Comme mentionné , l’âgisme peut exister à un niveau institutionnel. Il se révèle alors par le biais de lois, de normes sociales, de politiques et de pratiques organisationnelles. Par exemple, en matière de santé, l’âge peut servir de critère pour déterminer qui a accès à certains soins. De même, dans le milieu professionnel, l’âge peut devenir un frein à l’embauche ou à l’opportunité de suivre des formations (Plan et al., 2022). Caradec (2023) propose deux types d’âgisme institutionnalisé, l’un de protection et d’exclusion, l’autre d’indifférence.
L’âgisme institutionnalisé de protection et d’exclusion renvoie à des mesures et des politiques publiques qui ouvrent ou ferment des droits sur un critère d’âge, engendrant alors des inégalités de traitement comparativement à d’autres groupes de population. Il est possible ici de penser à des exemples tels que les politiques organisationnelles d’encouragement à la retraite, les ajustements et les restrictions d’admissibilité à des produits d’assurance et de prêts d’institutions financières, sinon la priorisation de traitement de services et de soins de santé selon l’âge des patientes et des patients.
L’âge institutionnalisé d’indifférence renvoie aux pratiques commerciales, institutionnelles, médiatiques, étatiques ou sociales qui désavantagent et discriminent les personnes plus âgées : ergonomie déficiente et complexité d’usage de services commerciaux et gouvernementaux, représentation médiatique stéréotypée des personnes âgées, décisions d’aménagement des espaces urbains (mobilier de parcs, durée de feu de circulation, etc.), offre de services publics de loisirs et de culture, ainsi que de possibilités d’engagement à la vie citoyenne limitées ou inadéquates.
En intersectionnalité avec l’âgisme
À l’instar du sexisme, du racisme, de l’abléisme[1] et autres finissant par « ismes », l’âgisme est ancré dans des systèmes institutionnels, des règles juridiques, des politiques publiques et des représentations culturelles, qui s’imposent aux individus et qui ne peuvent être réduits à de seuls préjugés individuels (Rennes, 2020). Ainsi, la lutte contre l’âgisme ne peut être envisagée indépendamment des autres rapports sociaux et de manière déconnectée du combat contre les inégalités sociales et de genre (Caradec, 2023) qui, elles aussi, peuvent conduire à l’exclusion, à la discrimination et à la stigmatisation fondées sur des caractéristiques individuelles (Rennes, 2020).
L’âge n’est qu’un aspect de l’identité d’une personne (Forum des ministres FPT, 2022). La combinaison d’attributs sexuels, ethniques, fonctionnels, culturels et autres peut accentuer les effets sociaux de préjudice et de discrimination. Par exemple, les femmes plus âgées font face à plus de discrimination que les hommes plus âgés dans les processus d’embauche en raison de la discrimination fondée sur l’âge et le sexe (Forum des ministres FPT, 2022). C’est d’ailleurs pourquoi Rennes (2020) encourage à examiner les situations d’âgisme selon une perspective intersectionnelle, laquelle permet de reconnaître la nature complexe et interconnectée des inégalités sociales et la manière dont elles contribuent aux préjugés liés à l’âge (Rennes, 2020).
L’autoâgisme
L’autoâgisme[2] survient « lorsque des personnes âgées commencent à croire des stéréotypes et des opinions négatives au sujet des personnes âgées et du vieillissement. » (Forum des ministres FPT, 2022, p. 4). Face aux attitudes et comportements d’âgisme rencontrés (préjugés et discriminations), la personne va finir par croire qu’elle est vraiment différente et limitée sur le plan de ses capacités, de sorte qu’elle doit alors se conformer à la manière dont les institutions et les structures sociales, organisationnelles, étatiques, médiatiques, etc., ainsi que les individus et les groupes, plus jeunes, voire même de leur propre groupe d’âge ou plus âgé, la considèrent et la traitent (Marquet et al., 2016; Rennes, 2020). C’est en quelque sorte une prophétie autoréalisatrice (Forum des ministres FPT, 2022) pouvant amener la personne à redéfinir son identité, voire à adopter des stratégies d’ajustement (non adaptatives).
La personne peut alors choisir de dissimuler son âge ou de se placer dans des situations ou des contextes où son âge n’est pas évident et où elle risque moins d’être jugée (Rennes, 2020). Marquet et ses collègues (2016) vont même jusqu’à mentionner que les stéréotypes négatifs sur le vieillissement peuvent influencer la performance cognitive des personnes âgées, notamment en situation d’évaluation, alimentant ainsi un cercle vicieux. Ces auteurs mettent aussi en lumière le rôle des attentes et des croyances des personnes âgées sur leur propre vieillissement, et la façon dont celles-ci peuvent influencer leurs performances cognitives. Pour leur part, Watermann et ses collègues (2023) soulignent que lorsque des personnes chercheuses d’emploi plus âgées perçoivent une discrimination fondée sur leur âge, elles peuvent déduire que leurs opportunités futures sont limitées et que leur carrière. Cette conscientisation (erronée) des opportunités futures restreintes et du temps qui s’amenuise peut engendrer une sous-évaluation de leurs capacités et une diminution de leur envie de poursuivre de nouveaux chemins professionnels tout en renforçant leur inclination à envisager une retraite plus tôt que prévu (Watermann et al., 2023).
Anxiété liée au vieillissement
Bergman et Sergel-Karpas (2021) ont mené une étude afin d’examiner la relation entre l’anxiété liée au vieillissement, la solitude, la dépression et l’âgisme auprès de 1 038 personnes âgées de 50 à 67 ans. Les résultats suggèrent que l’anxiété liée au vieillissement est associée à plus de solitude et de symptômes de dépression. Le concept d’anxiété liée au vieillissement renvoie aux peurs et aux inquiétudes qu’un individu entretient concernant les conséquences anticipées de son processus de vieillissement. Cette anxiété se manifeste principalement chez les adultes actifs sur le marché du travail, âgés de 50 à 64 ans, qui peuvent craindre les conséquences anticipées du vieillissement sur leurs capacités fonctionnelles et leur sentiment de temps restant limité. Au-delà de cette période de vie, c’est-à-dire chez les personnes de 65 ans et plus, l’anxiété liée au vieillissement tend à diminuer, car elles s’adaptent progressivement à l’égard de leurs limitations. Les personnes souffrant d’anxiété liée au vieillissement peuvent avoir du mal à entretenir des relations proximales satisfaisantes, ce qui peut être exacerbé par l’expérience sociale d’âgisme et individuelle d’autoâgisme. L’anxiété de vieillissement portée par des personnes en âge d’être considérée comme des personnes travailleuses expérimentées peut parfois impliquer des crises et des bouleversements importants pour lesquels un soutien psychologique peut s’avérer nécessaire (Bergman et Sergel-Karpas, 2021).
En conclusion sur l’âgisme … et pour l’emploi
Une personne canadienne sur cinq prévoit travailler au-delà de l’âge de 65 ans (Statistique Canada, 2017). L’exposition fréquente à des stéréotypes négatifs peut amener les personnes travailleuses expérimentées à douter de leurs capacités. En intériorisant ces perceptions, elles peuvent se sentir moins aptes et moins valorisées comme personnes employées, ce qui pourrait les inciter à prendre leur retraite plus tôt que prévu (Crăciun et al., 2019). La discrimination fondée sur l’âge a un impact significatif sur les perspectives professionnelles futures des demandeurs d’emploi âgés (Watermann et al., 2023). Les expériences de discrimination et de préjudices liés à l’âge peuvent limiter les opportunités d’emploi, de formation continue, de développement de compétences et de mobilité professionnelle pour les personnes travailleuses expérimentées (Plan et al., 2022), alors qu’elles pourraient continuer à participer à la vie active et contribuer, tout en augmentant le bassin de main-d’œuvre des organisations de travail (Forum des ministres FPT, 2022; Hazel, 2018).
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Louis Cournoyer
Directeur de la maîtrise en counseling de carrière, Université du Québec à Montréal
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Lise Lachance
Professeure titulaire au Département d’éducation et pédagogie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)
Références
[1] Discrimination fondée sur les capacités et les handicaps physiques et intellectuels (Parent, 2017)
[2] Marquet et al. (2016) utilisent le terme auto-stéréotypisation.
Bellotti, L., Zaniboni, S., Balducci, C. et Toderi, S. (2023). Can I work with older workers if I hold stereotypes regarding their competence? The consequences for stereotype holders. Canadian Journal of Behavioural Science. https://doi.org/10.1037/cbs0000396
Bergman, Y. S. et Segel-Karpas, D. (2021). Aging anxiety, loneliness, and depressive symptoms among middle-aged adults: The moderating role of ageism. Journal of Affective Disorders, 290, 89-92. https://doi.org/10.1016/j.jad.2021.04.077
Caradec, V. (2023). L’âgisme anti-vieux en pratiques. Petit essai de typologie. Traits-d’Union, la revue des jeunes chercheurs de Paris 3, 12, 82-92. https://shs.hal.science/halshs-04342363
Crăciun, I. C., Rasche, S., Flick, U. et Hirseland, A. (2019). Too old to work: Views on reemployment in older unemployed immigrants in Germany. Ageing International, 44, 234-249. https://doi.org/10.1007/s12126-018-9328-8
Forum fédéral, provincial et territorial des ministres responsables des aînés (2022). Contrer les répercussions sociales et économiques dues à l’âgisme au Canada. Guide de discussion sur l’âgisme. Gouvernement du Canada. https://www.canada.ca/content/dam/canada/employment-social-development/corporate/seniors/forum/consultation-ageism/ageism-discussion-guide-fr.pdf
Forum fédéral, provincial et territorial des ministres responsables des aînés (2023). Consultation sur les répercussions sociales et économiques de l’âgisme au Canada. Rapport : ce que nous avons entendu. Gouvernement du Canada.
Hazel, M. (2018). Raisons de travailler chez les 60 ans et plus. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/71-222-x/71-222-x2018003-fra.htm
Marquet, M., Missotten, P. et Adam, S. (2016). Âgisme et surestimation des difficultés cognitives des personnes âgées: une revue de la question. Gériatrie et psychologie neuropsychiatrie du vieillissement, 14(2), 177-186.
Organisation mondiale de la Santé. (2020). Rapport mondial sur l’âgisme. https://www.who.int/publications/i/item/9789240016866
Parent, L. (2017). Ableism/disablism, on dit ça comment en français? Canadian Journal of Disability Studies, 6(2), 183-212. https://doi.org/10.15353/cjds.v6i2.355
Plan, O., Zekopoulos, K., Dancourt, S. et Raoult, N. (2022). L’âgisme. Pour, 242(1), 61-72. https://doi.org/10.3917/pour.242.0061
Rennes, J. (2020). Conceptualizing ageism in parallel to sexism and racism. The heuristic value and limitations of a common analytical framework. Revue française de science politique, 70(6), 725-745.
Statistique Canada. (2017). Les personnes âgées au travail au Canada. https://www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/as-sa/98-200-x/2016027/98-200-x2016027-fra.cfm
Watermann, H., Fasbender, U. et Klehe, U. C. (2023). Withdrawing from job search: The effect of age discrimination on occupational future time perspective, career exploration, and retirement intentions. Acta Psychologica, 234, 103875. https://doi.org/10.1016/j.actpsy.2023.103875